Pourquoi réfléchir aujourd’hui autour de la notion de collectif ? Certainement pas pour l’ériger en panacée de la crise que semble traverser le théâtre contemporain. A toute époque, la grande force du théâtre est justement d’être en crise. Historiquement, de Copeau à Schiaretti, dans les écrits de metteurs en scène, l’état de la profession théâtrale est décrit comme calamiteux, et des propositions émergent pour tenter de remédier à la « crise ». Sur le long terme, cela ne semble pas vraiment efficace. Mais ce n’est pas très grave, parce qu’il y a toujours de nouvelles énergies pour s’emparer de cette pratique artistique dont le propre est de se fabriquer avec des disciplines d’horizons différents, de se fabriquer collectivement.
La notion de collectif de travail est officiellement apparue, dans le sillage des allemands Bertold Brecht, puis Peter Stein, dans un élan d’interrogation des modes de production institutionnels, afin de renouveler des pratiques culturelles dont l’essor était arrivé en bout de course. Ce renouveau de la question du groupe et de ses modes de production ne faisait que rejouer, à sa manière, la tension permanente dans le champ théâtral entre aventures singulières et productions plus standardisées. Une tension que les troupes du Cartel en France (Dullin, Pitoëff, Jouvet, Baty) avaient exacerbée avant-guerre au service du Théâtre d’Art, et que les troupes permanentes et itinérantes du premier âge de la décentralisation théâtrale, après-guerre, avaient réactivée au service de la démocratisation du théâtre en dehors de Paris.
Ainsi, dans les années 1960-70, des compagnies hors institution comme le Théâtre du Soleil ou le Théâtre de L’Aquarium, ou bien la tentative institutionnelle de l’Ensemble Artistique du Théâtre National de Strasbourg, ont proposé des modes de production dans lesquels la place centrale du metteur en scène était mise en question, et où était favorisé la participation de chaque collaborateur à l’élaboration du point de vue artistique, caractéristique de la représentation de théâtre (notamment à travers l’émergence de la notion de dramaturgie). Et puis le temps a dilué l’utopie d’un partage de la responsabilité artistique, et le metteur en scène (qu’il soit aussi acteur, auteur ou scénographe ne change rien à l’affaire) a repris ses droits et a retrouvé l’impudente audace de signer des spectacles (Cf. en note : Georges Gagneré, Permanence artistique et pratique théâtrale, Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle, téléchargeable sur http://didascalie.net/tiki-download_file.php?fileId=441).
En fait, l’utopie de « collectiviser » la signature artistique de l’œuvre théâtrale ne doit pas se confondre avec la réalité d’une collaboration collective de disciplines différentes. C’est un fait incontournable que le théâtre se fabrique à partir du dialogue de sensibilités et de compétences complémentaires : l’écriture, le jeu, l’espace, l’environnement sonore et musical, la lumière et les images convoquent autant de métiers et de techniques différentes au service d’une seule réalisation : le spectacle. Les années 1960-70 ont paradoxalement contribué à réaffirmer, après l’avoir vigoureusement questionné, la nécessité d’organiser un point de vue afin de donner forme et sens à la représentation. C’est la fonction de la mise en scène. N’importe qui, désormais, peut l’assumer. Et faire circuler cette fonction, au sein d’équipes d’artistes qui choisissent de se regrouper, apparaît aujourd’hui comme un nouvel avatar de solution pour renouveler la pratique théâtrale, ou tout du moins pour être plus sensible à la complexité des représentations du réel (si tant est que le réel existe et n’est pas une production de notre imagination), et en rendre compte aux spectateurs. Sous cet angle, le « collectif » poursuit effectivement l’objectif essentiel de l’art théâtral, comme d’autres artistes prennent des chemins différents, probablement plus solitaires, mais tout aussi légitimes pour nourrir leur point de vue sur le monde et nos émotions.
Sous l’angle des données « économiques », la notion de « collectif » n’existe cependant pas en tant que dispositif de production autonome. Elle n’en a pas les moyens. Pour payer les salaires et les charges sociales, pendant une année, d’une équipe de sept personnes (par exemple : un metteur en scène, un ou deux régisseurs-réalisateurs, trois ou deux comédiens, un plasticien, un administrateur), payés 1000 euros net mensuel chacunen, il faut environ 150 000 euros ! (C’est donc aussi le coût d’une année de permanence « artistique » d’une telle équipe dans une structure…) Et pour fabriquer des spectacles, il faut encore un peu d’argent (et il faut aussi payer les auteurs qui produisent les textes, etc.). L’affirmation du collectif aujourd’hui, pour une compagnie d’importance moyenne, est donc inséparable du système d’indemnisation des intermittents du spectacle. Les membres d’un collectif sont d’abord des intermittents, qui affirme dans un deuxième temps une volonté de travailler avec d’autres intermittents dans une continuité de recherche et d’expérimentation.
Les intermittents du spectacle avait donc réussi à générer un système où chacun pouvait travailler dans les conditions « luxueuses » d’une création collective généralisée : chacun disposant dans les faits d’un temps indemnisé pour constituer une équipe ou circuler d’équipe en en équipe, renouveler et enrichir son expérience à chaque production. Ce système est actuellement remis en question (ou tout du moins son financement n’est plus assumé par personne) : ce temps de travail dont disposait chacun pour construire son point de vue ne sera plus « rémunéré ». Les conditions du travail collectif ne seront plus requises. Il faut donc recommencer un combat sur le terrain et dans les têtes pour montrer que l’existence de l’acteur, du metteur en scène et de ses collaborateurs artistiques ne coïncide pas exactement avec leurs temps de « production visible », qu’il faut aussi prendre en compte une activité au sens large, qui n’est pas seulement du chômage, mais un travail de conception et de présence sur le terrain. L’intermittent du spectacle n’est pas seulement un travailleur que diverses structures « permanentes » convoquent ponctuellement. Il travaille de manière continue.
Mais de toute façon, la partition est déjà écrite : il y aura très prochainement moins d’intermittents, et ceux qui se maintiendront pourront garder les conditions d’un travail collectif généralisé, avec la vitalité en moins. Ce qui est terrible, c’est que la « sélection » va se faire sauvagement, à la manière libérale des lois de l’offre et de la demande. Et qu’un acquis collectif de la profession va simplement disparaître par manque de responsabilité. C’est la vie, diront les cyniques.
Ce que nous constatons plus pragmatiquement, dans notre travail théâtral qui mobilise des environnements multimédia numériques, c’est le manque crucial de dynamique collective autour de la constitution d’un outil suffisamment fiable et adapté aux contraintes du plateau de théâtre.
Nous sommes confrontés à des enjeux assez simples à formuler, mais très complexes à intérioriser, car ils concernent nos manières d’appréhender l’objet théâtral lui-même. En résumé, on pourrait dire que la machine – l’ordinateur – s’est glissée entre l’homme et la matière, pour démultiplier la malléabilité des environnements physiques. C’est un constat, et non l’expression d’un choix esthétique ou technique à la mode. C’est-à-dire qu’en utilisant l’interface informatique, nous ne cherchons nullement à nous démarquer des pratiques qui n’y ont pas recours.
Nous partageons, sans originalité, l’idée que l’acte de théâtre propose à l’assemblée des spectateurs une représentation du monde, mise en jeu par des acteurs qui évoluent dans un espace. Tous les artifices utilisés servent la même finalité, commune à toute l’équipe de création : le déroulement d’une représentation dont chaque moment est à la fois déterminé et improvisé, parce que le théâtre est une forme qui s’incarne dans l’ici et maintenant de l’acteur et du spectateur. La question du « collectif » concerne justement cette fragilité propre à une entreprise dans laquelle s’assemblent de nombreuses énergies d’horizons divers.
Nous n’avions cependant pas d’autres choix que de recourir à une plateforme numérique pour manipuler souplement, autour des acteurs, des environnements sonores, visuels, scénographiques, dont la projection physique sur le plateau de théâtre reste bien sûr analogique : un son est entendu par une oreille, une image ou la matière d’un décor sont perçues par des yeux et par nos sens. Il faut donc faire coexister une sensibilité à la matière et une technologie de la manipulation/transformation. Cette plateforme numérique, d’autres artistes avant nous l’ont déjà utilisée et apprivoisée. Ces artistes du multimédia numérique se sont confrontés à l’ordinateur, et ont déployé de multiples stratégies pour l’apprivoiser et le soumettre à leur projet artistique. Ils ont progressivement inventé une sorte d’artisanat du numérique qui s’organise à partir de multiples interfaces, elles-mêmes développées par quelques artistes au service de la communauté.
Notre travail passait donc par une rencontre sur le terrain avec ces artistes. Cela prend du temps de se familiariser avec d’autres cultures de travail. D’autant plus que le théâtre présente deux caractéristiques fondamentales qui rendent encore plus difficile l’utilisation du numérique : c’est un travail d’équipe, qui nécessite une très grande réactivité des outils dans le temps des répétitions. Or, les artistes multimédias travaillent souvent seuls et peuvent prendre tout le temps qu’il faut pour développer des programmes complexes, sans subir la pression – légitime- des acteurs et du metteur en scène.
Ce dialogue nous amène à vérifier en permanence les conditions d’un collectif de travail, où chacun apporte non seulement un savoir-faire, mais aussi un point de vue spécifique, qui conduit tous les autres à repenser sa manière de travailler. Ce retour sur soi, pour mieux accepter la démarche d’autrui, concerne aussi le champ de la technique. De nouveaux métiers, qui redéfinissent leur rapport à la matière à travers l’utilisation d’interfaces logicielles, sont probablement en train d’émerger. Ils recourent à des machines et des logiciels, fabriqués par d’autres, et en constante évolution. Il faut donc développer des méthodes de travail, qui rendent possibles l’interdépendance, en évitant une remise en question chaotique des connaissances acquises. Nous sommes, certes, entrés dans l’âge de la formation professionnelle continue, mais pas encore dans celle de la révolution semestrielle des logiciels et des plateformes d’exploitation…
Cette transformation du champ technique est concomitante avec une sensibilisation des artistes du spectacle vivant. Le metteur en scène de théâtre, l’auteur et les acteurs doivent s’approprier les contraintes propres aux nouveaux outils utilisés afin de les dépasser. Là encore, le temps est primordial, et l’interaction entre les cultures théâtrales et numériques doit s’exercer à la racine, c’est-à-dire dans l’imagination et l’invention des artistes sur le plateau. Cela exige rigueur et discipline dans l’expérimentation. C’est un travail de tous les instants de maintenir une tension qui favorise l’état d’esprit collectif, indispensable à la fabrication du théâtre.
On constate alors que cet état d’esprit nécessite la mise en place de dispositifs, qui se heurte à une inertie généralisée. Ce qui était vrai du temps de Copeau, Dullin, Vilar, Planchon et Schiaretti, l’est encore aujourd’hui et le restera demain. Une dynamique de travail collective demande à chacun d’accepter l’incertitude fondamentale de la position qu’il occupe, se doit de débusquer l’inertie dans les systèmes en place, et de proposer des pistes alternatives de développement (quelques lieux commencent à prendre la mesure du chantier à venir concernant le développement en profondeur d’une appropriation des potentialités du numérique sur le plateau de théâtre, mais ils restent très rares et paradoxalement peu soutenus par leurs tutelles, malgré les slogans officiels de promotion de la société numérique du futur…). Réfléchir autour du collectif passe bien évidemment par une réflexion sur les outils de travail et les espaces de présentation au public.
Pour de nombreuses compagnies, la continuité du travail dans le temps et l’espace n’a plus cours, pour des raisons artistiques, politiques et économiques. On peut le déplorer et lancer de belles incantations en faveur de la permanence artistique, cette intermittence est un fait incontournable. Il faut donc trouver les moyens de combler les manques qui en résultent. Il faut réactiver des pratiques qui favorisent la continuité malgré les dispersions centrifuges dans le temps et sur le terrain. Cette continuité est indispensable pour poursuivre le développement d’un outil représentatif d’un collectif d’aspirations artistiques. Et avec cet outil, forgé collectivement, chaque équipe de création écrira la trace singulière de son point de vue sur le monde. Les potentialités du numérique permettent, entre autres, d’imaginer des espaces de travail collaboratifs, en ligne et sur le terrain, qui donnent à une communauté d’expérimentateurs et de praticiens les moyens de retisser plus facilement la trame fragile sur laquelle prospéreront les expériences de demain (En note : citons par exemple Didascalie, une initiative qui s’efforce de promouvoir le développement et la mutualisation des moyens mettant en œuvre les technologies du numérique dans le spectacle vivant (www.didascalie.org)). C’est la voie que nous suivons opiniâtrement.
En clair, réfléchir aujourd’hui autour de la notion de collectif, c’est d’abord réfléchir sur l’état de la circulation des expériences, des connaissances et des moyens, dans un champ artistique en passe de précarisation et miné par un individualisme de la fabrication.
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